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Des battements d'ailes dans les oreilles
L'importance de retirer son casque ou de fixer le plafond
Depuis le début de l’année, j’ai pris l’habitude d’aller me promener sans musique dans les oreilles. Je m’impose la règle d’or suivante lors de chacune de mes balades : passer au moins 45 minutes sans rien écouter, avec la possibilité de lancer un album ou une playlist dès que ce laps de temps s’est écoulé, si j’en ai envie ou que la promenade se prolonge.
Au départ, cette habitude ne s’est pas mise en place par gaieté de cœur mais par nécessité, et ce pour une raison qui n’est autre que la surstimulation. Je ne pense pas prendre un grand risque en affirmant que cette dernière n’épargne personne à en raison d’un état du monde toujours plus anxiogène, des flux de contenus infinis et constants et des shoots de dopamine délivrés massivement par les réseaux sociaux. Depuis ces dernières années, on voit fleurir des vidéos Youtube proposant des dopamine detox permettant de retrouver un semblant de calme et de concentration par le biais des activités manuelles, des promenades dans la nature ou des repas pris sans regarder un écran ou écouter un podcast. Peut-être que ces vidéos sont une simple trend, destinée à disparaître dans les tréfonds d’internet dès qu’on aura trouvé autre chose, mais il n’empêche qu’elles émanent d’un besoin profond, qui devrait être un droit fondamental pour chacun·e : celui de se sentir connecté·e à son environnement et d’avoir accès au calme (voire à l’ennui) autant que possible.
S’il est devenu nécessaire de mettre en place des temps sans écran·s ou sans stimulations externes, on oublie que la musique peut parfois constituer une forme de surcharge dans des moments de fatigue physique, psychique et sensorielle (et ce particulièrement si on est une personne handie/neuroatypique).
Entre l’été 2020 et l’hiver 2022, j’ai traversé une longue phase où mes coups de cœur musicaux se comptaient sur les doigts d’une main et où je devais me forcer à écouter quoi que ce soit. Cette période correspondait au moment où j’habitais avec ma sœur dans un appartement situé dans un quartier à la fois très bruyant et passant. Notre environnement sonore quotidien était rythmé en permanence par les travaux diurnes et nocturnes, que ce soit à l’extérieur ou dans l’immeuble parfois pendant des semaines entières, les concerts de klaxons des voitures en embouteillage dans notre rue dès 17h, les soirées et la musique des voisin·es amplifiées par l’isolation défectueuse des murs similaires à des feuilles slim et les cris des personnes alcoolisées ou autre qui stationnaient sous nos fenêtres ou dans le hall de l’immeuble. Étant habituée depuis toujours à passer beaucoup de temps chez moi pendant mon temps libre, je me suis retrouvée affectée par ce paysage sonore qui me donnait l’impression d’être surchargée par le bruit en permanence, de jour comme de nuit. D’ailleurs, il n’est pas inutile de rappeler que l’exposition (quasi) permanente au bruit peut provoquer des troubles de l’audition, de la fatigue, de l’anxiété et de la détresse psychique. Néanmoins, comme c’est le cas pour la surstimulation provoquée par les écrans, peu de personnes peuvent prétendre qu’elles ne souffrent pas du bruit aujourd’hui. Le silence est devenu un privilège, y compris quand on vit à la campagne, où les chants des oiseaux sont parfois couverts par les moteurs des voitures ou les marteaux-piqueurs autant qu’ailleurs.

Août 2020
Quand j’ai compris que je ne trouverais jamais de havre de paix sonore en ville ou dans mon appartement, j’ai eu recours à un silence artificiel — des boules Quies accompagnées d’un casque avec la fonction anti-bruit activée et d’une playlist de bruit rose en aléatoire. Il s’agissait d’une technique efficace pour travailler ou me concentrer temporairement sur une tâche mais mon casque finissait par me faire mal à la tête et j’avais souvent l’impression d’étouffer dans cette bulle de silence factice, qui m’isolait de tout sauf de moi-même. Je rêvais d’un environnement sonore paisible, accessible sans artefact et similaire à celui dans lequel j’avais grandi en croyant naïvement qu’il ne s’agissait pas d’un grand luxe : des pépiements d’oiseaux et le bruissement lointain de l’autoroute.
Vivre au quotidien dans cet environnement sonore a également eu des conséquences sur ma façon d’écouter et de ressentir la musique. Je cherchais à utiliser cette dernière comme une échappatoire, une manière de couvrir le bruit ambiant ou de me donner du courage et de la motivation lors de mes déplacements quotidiens. Il m’arrivait donc de lancer un album ou une playlist alors que mon cerveau rêvait de silence ou du moins, de ne pas rajouter une piste sonore supplémentaire quand je me trouvais déjà dans un endroit qui en contenait une multitude. Plus le temps passait, plus j’étais dégoûtée de la musique, jusqu’à ce que je commence à moins en écouter et à sortir sans rien dans mes oreilles pour prêter attention à la ville telle qu’elle était, sans plus chercher à agir sur ce que je ne pouvais pas changer. Timidement, l’envie de musique est revenue et cette période difficile a donné lieu à un fanzine collectif, rassemblant des témoignages sur l’hypersensibilité auditive.
Par ailleurs, depuis que je n’habite plus en ville, je ne m’étais jamais risquée à me promener dans la nature sans musique ou à m’en passer pendant un trajet en transport en commun. Et puis il y a eu ce jour de décembre 2024, où j’étais coincée dans une gare bondée, à attendre un train qui ne venait pas après une journée très fatigante. J’avais enchaîné l’écoute de deux mixes et plusieurs albums avant de me retrouver vidée dans mon dernier bus. À nouveau, je n’avais plus envie d’écouter quoi que ce soit. J’ai pensé à ce passage du livre Ocean of Sound de David Toop, dans lequel Brian Eno évoque l’une de ses nombreuses expérimentations musicales :
J’avais emporté un magnétophone DAT à Hyde Park, et à proximité de Bayswater Road, j’ai enregistré un moment tous les sons qui se trouvaient là : les voitures qui passaient, les chiens, les gens. Je n’en pensais rien de particulier et je l’écoutais assis chez moi. Soudain, j’ai eu cette idée. Et si j’en prenais une section — une section de trois minutes et demie, la durée d’un single — et que j’essayais de l’apprendre ?
Mon objectif n’était évidemment pas de me lancer dans une session aléatoire de field-recording à l’iPhone pour en constituer la base d’un projet musical comme l’a fait Brian Eno. Néanmoins, cette expérience était une excellente manière de se concentrer sur son environnement, sans chercher à le modifier à tout prix.
J’ai donc retiré mon casque pour écouter les sons qui m’entouraient : le bruit des pneus du bus sur l’asphalte mouillé, la radio écoutée par le chauffeur et les différentes conversations qui se superposaient, à une distance plus ou moins proche de mes oreilles. Cette sorte d’exercice de pleine conscience m’a paru à la fois ressourçant et beau, tout en me permettant de comprendre l’importance d’accepter son environnement, voire de le considérer comme s’il s’agissait d’une œuvre musicale à part entière, à la manière d’un field-recording qui ne s’arrête jamais.
Il ne faut pas s’illusionner pour autant : ce n’est pas évident et ça ne le sera jamais. Même quand on commence à prendre cette habitude, il faut toujours batailler avec soi-même pour la maintenir (ou la faire évoluer quand ses besoins changent). Cela réduit aussi beaucoup son temps d’écoute de musique ou de découvertes culturelles, ce qui peut être difficile à vivre si on rentre d’une journée de travail et qu’on a envie de se distraire avec une vidéo, un film ou un album plutôt que de se retrouver à fixer le mur. Néanmoins, ces plages de silence ou d’ennui, aménagées selon les caractères, les modes de vie et les habitudes de chacun·e peuvent aussi s’avérer réparatrices et source d’inspiration. Elles permettent également d’apprécier à sa juste valeur le contenu culturel qu’on écoute ou qu’on regarde, parce qu’on choisit sciemment de le faire à un moment où on se sent disponible d’esprit. Et puis c’est toujours agréable de (re)découvrir des sons qu’on n’aurait sûrement pas entendu avec son casque ou ses écouteurs. Il y a quelques jours, j’ai été surprise par le bruissement puissant des ailes de plusieurs cygnes en vol, qui ont longuement battu la surface de l’eau avant d’atterrir. Leur vacarme a eu le mérite d’effrayer un cheval qui se trouvait dans un champ voisin et qui s’est mis à galoper sous un soleil orageux. Je n’aurais jamais été témoin de cette scène si j’avais eu mon casque sur les oreilles et peut-être que cela n’aurait pas été une grande perte. Mais si on était destiné·e à demeurer hermétique au monde qui nous entoure, il est évident que l’ambient, le field-recording ou le cinéma documentaire n’auraient jamais vu le jour. D’où l’importance de savoir accéder à son propre bouton pause.
Quelques recommandations culturelles
En raison de ce qui a été évoqué ci-dessus, je n’ai pas écouté grand-chose de nouveau ce mois-ci. À vrai dire, comme pas mal de monde, j’ai majoritairement écouté les albums choke enough de Oklou (True Panther Records) et Like a Ribbon de John Glacier (Young), sortis respectivement les 7 et 14 février.
choke enough renferme les influences trance, eurodance ou ambient chères à l’univers de Oklou qui ont été passées à la machine pour être transformées en pures notes de cœur. La présence du vocoder et d’une multitude d’effets sonores et vocaux ne fait qu’accentuer la sensibilité brute qui émane du disque, s’adressant aux oiseaux de nuit, à celleux qui ont la larme facile ou qui ne se sont jamais remis·es de la musique qui a accompagné leurs premiers émois d’adolescence. C’est à la fois dansant et contemplatif, comme un morceau entendu à la radio il y a des années qui revient naturellement se nicher à la place du cœur.
Like a Ribbon se situe sur un terrain tout à fait différent bien que complémentaire : une production abrasive, riche en riffs de guitare rugueux ou en samples crunchy, accompagnée par un rap en forme de flux de conscience bouleversants. C’est à la fois un album à écouter en sortant de club au petit matin ou devant des paysages à couper le souffle. Il ne raconte rien de moins que le passage d’une personne de l’obscurité à la lumière, et ce tout en subtilité, pudeur et métaphores touchantes, aussi bien au niveau de la production que des paroles.

My First Film, Zia Anger (2024) - Source : Mubi
J’ai également visionné My First Film de Zia Anger, qui est sorti l’année dernière et disponible sur Mubi. Au départ, je n’ai pas su quoi faire de ce visionnage tant ce film est en contradiction avec le cinéma qui me touche habituellement. Avec le temps, je suis devenue si classique à ce niveau-là que je suis malheureusement hermétique aux montages chaotiques et aux scénarios qui partent dans tous les sens et nous précipitent simultanément dans plusieurs périodes de la vie d’un personnage. Et c’est précisément tout ce que fait ce film particulièrement méta, qui n’est autre qu’un récit autobiographique, racontant le tournage catastrophique du premier film de Zia Anger, devenu une œuvre fantôme. Riche en mise en abyme au point où ça devient vertigineux, il évoque aussi bien les limites de la liberté créative dans le cadre des œuvres DIY que les liens entre création et maternité ou le sexisme subi à haute dose quand on est une personne sexisée qui réalise un film (ou n’importe quel objet culturel). C’est parfois brouillon et ça n’échappe pas à certaines longueurs mais c’est aussi émouvant et brutalement réaliste. J’ai été particulièrement touchée par l’image du projet ou de l’œuvre avorté·e qui nous suit pendant le reste de notre existence et donne inconsciemment le ton à tout ce que l’on crée et vit. Cela m’a rappelé cette idée, entendue dans une vidéo : dans chaque texte, illustration, film ou morceau se dissimulent les spectres des échecs des précédent·es, qui nous ont aidé·e à parvenir à ce résultat. Zia Anger met ces spectres sur le devant de la scène et rien que pour cela, My First Film vaut la peine d’être vu.
Blog
Ce mois-ci, j’ai publié la deuxième (et avant-dernière) partie de ma série sur l’electroclash, portant sur les débuts et l’âge d’or de ce genre musical qui revient en force depuis le “retour” de l’indie sleaze. On y fait un détour vers les clubs allemands et new-yorkais du début des années 2000 avant de faire le point sur cette scène riche en glitter plus ou moins sombre, marquée par l’esprit DIY, la fête et la queerness.

Et oui, c’est le moment de (ré)écouter Miss Kittin & The Hacker, Peaches ou Chicks on Speed !
Comme d’habitude, je vous laisse en musique avec cette très belle version live de “The Nights Are Cold” de Richard Hawley, que j’ai beaucoup écoutée ce mois-ci. En espérant que l’on se dirige peu à peu vers des nuits moins froides (et si ce n’est pas le cas, il y aura toujours ce morceau pour nous accompagner) ☆
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