Cartographies musicales

Réconciliation avec ses premières émotions musicales et albums brise-glace

Avez-vous déjà fait l’expérience de dresser une cartographie de vos goûts musicaux, sous la forme d’une playlist qui raconterait aussi bien vos premiers émois (conscients) en la matière que vos coups de cœur les plus récents, et le chemin tortueux que vous avez emprunté pour relier ces deux parties hétéroclites de vous-mêmes ?

Ce n’est pas pour rien si j’ai choisi d’employer l’adjectif « tortueux » pour décrire ce parcours complexe et changeant, qui diffère totalement d’un individu à un·e autre. En ce qui me concerne, l’origine de mon intérêt pour la musique remonte à l’enfance, et à ma passion entremêlée pour les B.O. de films et la chanson francophone, héritées de mes parents, associée à la découverte fondamentale de l’EDM grâce à mes copines de l’école élémentaire. Au risque de faire ricaner plus d’un journaliste musical, mes premiers visionnages des clips de Lady Gaga et l’écoute de sa musique, ainsi que celle de Britney ou de Madonna, occuperont à jamais une place de choix dans un endroit lumineux et tendre, quelque part entre cœur et cortex frontal gauche, tout comme de nombreuses performances de Glee. Dans le modeste panthéon personnel qu’était mon iPod au collège, les versions audio 64kbits des edits de série que je visionnais sur YouTube côtoyaient des morceaux de Lana Del Rey, la bande sonore de l’époque des Vans dont il ne fallait surtout pas faire les lacets, des mèches plaquées sur le front, des slims et des arrêts de bus tagués au Tipex (Avicii, Macklemore, la B.O. de Projet X) puis Joy Division, les Smiths et Yung Lean, qui venait de sortir son album Unknown Death 2002. La récupération des vinyles de mes parents et la lecture de Just Kids de Patti Smith se trouvaient donc sur le même plan que ma quête de bouteilles d’Arizona et d’eau minérale Fiji ainsi que la traque des espaces liminaux, que je cherchais désespérément à retrouver en dehors de mon fil Tumblr.

Source : Pinterest

Pendant longtemps, j’ai eu la sensation que la musique avait toujours eu une place de choix dans mon quotidien mais que je ne l’avais pas appréhendée correctement, notamment au moment de mon adolescence. Quand j’ai créé mon fanzine pendant ma deuxième année de licence, cela faisait quelques mois que j’avais commencé à m’intéresser à la musique d’une manière que je considérais enfin « sérieuse » en me gavant de post punk et de musiques électroniques expérimentales, en lisant religieusement des blogs et des fanzines niches et en suivant le moindre label de cassettes sur Bandcamp. Quand on me questionnait sur l’origine de mon fanzine, je déroulais systématiquement la même pseudo success story underground friendly : la découverte de genres et d’artistes alternatif·ves m’avait sauvée de cet ennui douloureux qui avait teinté d’amertume mes trois premières années de fac et m’avait enfin donné une identité et une forme de communauté. Par ailleurs, cette période incroyable, dont je garderai à jamais un souvenir intense, a également correspondu à un profond refoulement de ma part vis-à-vis de la musique dite mainstream (qui correspondait dans ma tête à tous les genres qui n’appartenaient pas au post punk, à l’ambient ou à l’IDM). Au moment même où je m’immergeais dans la noise ou l’electronica, qui me faisaient l’effet d’un vent de liberté en raison de leur déconstruction radicale des rythmes et des mélodies, je m’interdisais également l’accès à de nombreux genres de pop ou au rap français, qui m’avait toujours accompagnée depuis mes quatorze ans. C’est ma sœur qui a eu le bon sens de me faire redescendre de cinquante étages en me disant que j’étais en train de devenir trop snob et que je ne devrais pas m’interdire d’écouter quoi que ce soit. Et mon wrapped annuel est désormais joyeusement coloré de ces paradoxes.

Jusqu’à l’année dernière, je considérais mes premiers émois musicaux comme des éléments détachés de mon parcours, comme si ces derniers avaient simplement été de précieux souvenirs d’enfance et d’adolescence mais qu’ils n’avaient pas influencé ma trajectoire actuelle. Si l’on m’écoutait, ma véritable histoire avec la musique commençait à 19 ans. Je demeurais très attachée à ce qui m’avait animée avant cette période mais ce n’était pas spécialement le genre de références dont je souhaitais me vanter auprès de gens qui s’étaient mis·es à écouter des musiques expérimentales avant même de passer leur ASSR2.

Ce constat progressif au sujet de ce refoulement d’une partie de mes goûts (et de ma personnalité, par conséquent) m’a été permis au moment où j’ai réalisé que ma situation n’était pas quelque chose de rare, notamment quand on est une personne sexisée dans un milieu où le bon goût, les références ou les codes à avoir sont encore souvent prescrits par les hommes et/ou une forme d’élitisme (eh oui, j’y reviens). Dans les niches comme dans des milieux musicaux un peu moins alternatifs, on découvre sur le tas qu’il y a une avalanche de références et de comportements à cocher, qui ne vont pas sans évoquer le domaine scolaire voire le snobisme de certains entre-sois culturels dont on souhaite précisément se détacher. Il faut avoir le bon vocabulaire pour parler de ce qu’on a dans les oreilles, amasser les disques et les références pointues et ne pas écouter de musique mainstream. Or, ces prescriptions passent à côté d’une chose essentielle quand on s’intéresse à toute forme d’art, qui n’est autre que l’influence que cette dernière a sur notre individualité et surtout, le plaisir qu’elle nous procure1.

Dès la sortie de son premier numéro en 2020, la lecture de Ventoline m’a fait réaliser qu’en musique comme partout ailleurs, il existait une infinité de parcours différents et qu’il n’y avait pas de séparation entre les références culturelles et musicales “valides” et celles qui ne l’étaient soi-disant pas. Il y a eu un avant et un après ce fanzine et la découverte des témoignages de Leslie Chanel et Fanny Quément ou l’interview de DJ Marcelle. Soudainement, j’avais affaire à des femmes qui revendiquaient leurs goûts et leur manière d’écouter et de ressentir la musique. Mieux encore, elles prenaient la main de l’enfant et de l’adolescente qu’elles avaient été et refaisaient un bout de chemin avec elles en écoutant Miharu Koshi, Kate Bush ou Anne Sylvestre. Cerise sur le gâteau : elles faisaient voler en éclat les codes et les conventions en posant majeurs en l’air devant leur gigantesque collection de vinyles (Fanny Quément) ou en créant leur propre label et leur groupe (Leslie Chanel).

J’ai donc laissé derrière moi la forme d’élitisme derrière laquelle je m’étais refugiée pour masquer mes insécurités, mes doutes et la sensation de ne pas être légitime pour écrire sur tel groupe ou tel genre musical. Avec le temps, j’ai appris à ne plus juger mes références et mon parcours mais à faire le lien entre ces dernières et ce que j’écoute actuellement ou à prendre conscience de l’impact du contexte musical et culturel dans lequel j’ai grandi et évolué sur la personne que je suis. Les références d’EDM qui m’ont accompagnée sont aussi celle d’une partie de ma génération et ce n’est pas anodin de grandir dans un contexte culturel similaire de pop aventureuse et queer. Il est certain que l’adolescence et le début de l’âge adulte sont des périodes où on cherche (souvent) à se différencier des autres, notamment au niveau de ce qu’on lit, écoute ou regarde, et que cette étape est cruciale pour découvrir peu à peu la personne que l’on est. Néanmoins, plus je vieillis, plus je me sens émue de constater que les choses qui m’ont formée à ces périodes sont aussi celles d’une génération ou d’une communauté, comme le montre le nombre infini de commentaires YouTube de gens qui se prenaient aussi la claque du siècle devant le clip de “Bad Romance” à dix ans. J’ai également réalisé tardivement que mon intérêt pour les clips et les performances issues de Glee ou de comédies musicales se retrouvait aujourd’hui dans ma passion grandissante pour les mixes et le DJing. À défaut de faire le moindre set en public à l’heure actuelle, je suis fascinée par ceux des autres et tous ces détails qui n’en sont jamais : éclairage, choix des vêtements et/ou du make-up et le lien fort et complexe entre l’atmosphère de la salle et la sélection des morceaux qui nous confronte à la musique dans son aspect le plus physique. De même qu’il est impossible que cette dernière n’interagisse pas sur mon environnement, je fonctionne toujours énormément à l’émotion, mon principal critère de digging étant adolescente, même si je m’intéresse désormais tout autant à l’aspect technique de la musique que j’écoute. Je découvre (surprise) que l’une n’empêche pas l’autre, bien au contraire, et que les deux peuvent fonctionner de pair ou être utilisées séparément, dans des contextes différents. Je n’ai jamais cessé non plus de passer aisément d’un genre ou d’une ambiance à un·e autre, même s’il me reste toujours mes boussoles quand la nuit est trop sombre ou que l’envie de découvrir n’est pas au rendez-vous. Et pour citer (encore) l’une d’entre elles, “no more pressure to pretend to be less than what I am”.

1Je vous renvoie à ce très beau texte de Cebe Barnes au sujet de son parcours personnel vers la pop et le rap et le manque de considération pour la musique mainstream de la part d’une branche de la critique musicale.

Quelques recommandations musicales

Pendant ce mois de janvier qui n’a été facile pour personne, j’ai préféré me tourner vers des sonorités apaisantes et nostalgiques sans jamais verser dans la douleur. Mes albums de prédilection ont été Silent Night (2062, 2004) et Watermusic (2062, 2001) de cet incroyable magicien de l’ambient qu’est William Basinski — deux heures de loops infinis, à la fois enveloppants et mélancoliques, qui donnent l’impression de d’écouter des flocons de neige tomber depuis le ciel nocturne ou la fonte d’une couche de glace sur une vitre. J’ai aussi beaucoup aimé Hollywood d’Andreas Raser (Polly Records, 2024), qui m’avait été recommandé par mon amie Solène, aux goûts musicaux toujours sûrs (n’hésitez pas à aller écouter ses mixes ). Si vous êtes amateur·ice de dream-pop légère et lancinante, à la fois cristalline et DIY, vous apprécierez sûrement cet album, qu’il est difficile de ne pas écouter en boucle à partir du moment où on y a goûté en admirant les couchers de soleil hivernaux. J’ai aussi adoré l’EP Veryone de Zammuto (Temporary Residence Limited, 2016), une sorte de pop électronique et ultra organique, faite de samples aussi étranges que beaux et d’instruments modifiés ou fabriqués par l’artiste, qui invite à profiter de l’instant présent dans toute sa beauté et son absurdité.

take me by the hand - Oklou ft. Bladee

Je dois avouer que mon cœur a bondi en découvrant “take me by the hand”, le feat d’Oklou avec Bladee, figurant dans la tracklist de choke enough, le prochain album d’Oklou qui sortira ce vendredi (!!!) Au risque de faire dans l’exagération, cette collaboration était tout ce dont l’univers avait besoin. Il en résulte une eurodance hybride et tendre, comme une déclaration d’amour dans un monde en ruines.

Blog

Ce mois-ci, j’ai publié le premier épisode d’une série d’articles consacrée à l’electroclash, un genre musical à la fois culte et mal-aimé. Si vous avez envie de (re)découvrir la manière dont les classiques de la new wave ont pu être revisités dans le Berlin ou le New York de la fin des années 90, un film underground culte devenu un manifeste pour une nouvelle génération et l’influence de la techno sous-marine puis robotique de Drexciya et Dopplereffekt, c’est par ici. Les deux articles suivants seront publiés fin février et fin mars (si tout se passe comme prévu).

Ce mois de janvier aura été également marqué par la tristesse d’apprendre le décès de David Lynch. Comme tant d’autres personnes, j’ai été marquée à jamais par Twin Peaks et des films tels que Blue Velvet ou Mulholland Drive. Je vous recommande fortement le superbe texte de Pauline dans sa dernière newsletter, portant sur l’opposition infondée entre intelligence et sensibilité face à une œuvre d’art et montrant à quel point le cinéma de Lynch s’adresse aux personnes émotives.

Et je vous laisse avec cette scène musicale culte de Twin Peaks

Merci à toutes les personnes qui ont lu cette newsletter et qui s’y sont abonnées. Rendez-vous début mars pour la prochaine !