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You can find me if you look in your mind
Grandir ensemble mais séparément avec la musique de Yung Lean
Lors d’un week-end pluvieux, je me suis surprise à lancer la captation du concert de Yung Lean à l’Avicii Arena (Stockholm), qui a eu lieu le 1er mars. Si j’avais pris soin de connecter mon enceinte à mon ordinateur pour avoir une meilleure qualité de son, je ne m’attendais pas à passer un moment unique devant cette captation et j’ai compris (un peu) ce que ressentaient les personnes du public, celles et ceux qui étaient secoué·es par les sanglots pendant “Leanworld” et “Agony”, au point de sembler perdre l’équilibre ou de ne plus être en capacité de filmer le concert. Il faut dire que ces morceaux ont de quoi donner le vertige à force de lier la douleur d’être en vie à un amour qui ne s’éteindra jamais.
Âgé de 28 ans aujourd’hui, Yung Lean (Jonatan Aron Leandoer Håstad de son vrai nom) est devenu mondialement célèbre suite à la sortie de son morceau “Ginseng Strip 2002” en 2013, alors qu’il avait seulement 16 ans. Au début de sa carrière, Yung Lean aborde des thèmes présents dans de nombreux albums de rap : une sorte de culte du moi et d’ego surdimensionnés, une vision matérialiste du monde en la présence de sa fascination pour des produits américains basiques tels que l’Arizona, le Gatorade ou des marques comme Louis Vuitton et de nombreuses références à sa consommation de drogues. Néanmoins, ses morceaux contiennent aussi dès le départ une tristesse prégnante, colorée par des évocations de la solitude, du sentiment de se sentir “alien” en comparaison à ses semblables voire de la mort :
I guess it's my turn now
Smoking loud, I'm a lonely cloud
I'm a lonely cloud, with my windows down
I'm a lonely, lonely, I'm a lonely, lonely
I ain't really human, I'm really weird
Couldn't give less fucks 'bout my career
Posted in a spaceship, showing no fear
In the sky, like a dove
I wanna die and reach above
I never lie, as I seek of
The one who walked out of my life
Ces failles zèbrent le ciel de sa discographie de manière de plus en plus soutenue et c’est précisément cela qui la rend si attachante. Yung Lean n’a jamais été un gros dur. Comme certains artistes de cloud rap et les producteurs qui les entourent, il est en lutte constante avec une réalité difficilement supportable (1). L’écoute des dix albums qu’il a sorti entre 2013 et 2024 (2) — Psykos, le dernier en date à ce jour, étant un duo avec son meilleur ami Bladee — est similaire à un voyage à travers sa psyché mais également ses rêves, ses traumatismes et désillusions et le monde dans lequel il a grandi — celui du capitalisme cynique, de l’exposition précoce à la violence et aux écrans, de la solitude et de la soif absolue de trouver un refuge quelque part, qu’il s’agisse de la création, des drogues ou des réseaux. Douze ans après ses débuts viraux, Yung Lean demeure encore l’artiste d’une génération, et ce malgré les métaphores sexuelles accablantes qui jalonnent ses morceaux depuis ses débuts (3).
Si j’ai ressenti une telle émotion devant ce concert, c’est parce que j’ai grandi avec la musique de Yung Lean, comme bon nombre de ses fans. Je l’ai découvert en 2014, alors que j’étais en troisième et que je passais mon temps libre à traîner sur Tumblr, à stalker Charlie Barker ou Joanna Kuchta et à parler musique ou cinéma avec des anglophones sur Instagram. Le premier morceau que j’aie écouté n’était pas “Ginseng Strip 2002” mais “Kyoto”, qui avait eu le don de me plonger dans un état hypnotique (et accessoirement en quête d’Arizona Green Tea, le soda favori de Yung Lean et des Sadboys (4)). La musique de Yung Lean me renvoie à cet espace à la frontière du virtuel et du réel, où je me réfugiais à la sortie du collège. Comme je l’ai dit plus haut, ses morceaux font référence à notre époque et à des paysages urbains grignotés par le capitalisme mais sous la plume de Yung Lean et les productions nuageuses de Gud ou Sherman, les plantes vertes, les bouteilles de soda ou le carrelage blanc et rutilant des centres commerciaux deviennent les marqueurs esthétiques d’une génération en mal de repères. Avant sa nouvelle vague de viralité sur TikTok, je ne suis pas certaine que la musique de Yung Lean accompagnait les personnes populaires ou qui avaient les pieds sur Terre pendant leurs années d’adolescence. C’était davantage la bande sonore des stoners et de celles et ceux qui cherchaient une échappatoire vaporeuse à la réalité, par le biais de la musique, de la fiction ou des heures passées dans les espaces liminaux d’Internet.
Si j’ai laissé derrière moi la plupart des artistes qui m’obsédaient pendant l’adolescence, Yung Lean a continué à m’accompagner et à façonner mes goûts musicaux. A l’université, je me suis plongée dans jonatan leandoer96, son projet musical lo-fi, où il évoque les affres de la célébrité, ses peines de cœur et sa santé mentale de sa voix éraillée et si touchante, comme il a également commencé à le faire sur son projet principal à partir de l’album Stranger (2017), un disque de recentrement sur soi suite à une hospitalisation en HP et au décès traumatique de Barron Machat, son manager américain et ami proche, en 2015. Il faut parfois avoir le cœur bien accroché pour écouter la musique de Yung Lean, qui ne cesse d’évoquer la mort, la folie et le combat contre des ténèbres qui ont une dimension différente pour chacun·e d’entre nous — le single “Shadowboxing”, sorti en février 2024, a le mérite d’aborder cette lutte permanente de manière à la fois crue et poignante par le biais de l’image de la “boxe dans le vide” :
Shadowboxing with myself again, my endless friend
Another night, my best fiend worst enemy in my bed
Should I drench myself in sweat or should I write instead?
Néanmoins, chaque morceau constitue un antidote à la douleur, que ce soit sous la forme d’une fuite dans son rap nuageux ou la confrontation avec ses démons personnels, rendue envisageable par l’utilisation de l’autotune. Il faut dire que Yung Lean est aussi un poète inimitable, tout comme Bladee, et je suis parfaitement d’accord avec LEGIT GIRL DJ quand cette dernière énonce que les deux artistes sont possiblement les meilleurs auteurs-compositeurs de leur génération (5).
Plus tard, je me suis mise à écouter Bladee et il se passe rarement une semaine sans la compagnie de sa voix autotunée qui m’est si chère, similaire à un rush de sucre chargé de vertus thérapeutiques. Descendu au fond du gouffre, il enjoint de garder la foi (sans aucune appartenance religieuse) et témoigne qu’il existe bel et bien une lumière au bout du tunnel, qu’il s’agisse de la foudre qui l’aurait frappé lors d’un voyage en Thaïlande en 2019, de la musique qu’il continue à faire avec ses amis ou de la peinture. Et c’est peut-être les plus belles leçons de vie que Bladee et Yung Lean m’ont appris — les pouvoirs conjoints de la création et de l’amitié. Les Sadboys et le Drain Gang sont devenus amis parce qu’ils avaient des goûts et une conception de la musique similaire et n’ont jamais cessé d’écrire, produire et performer des morceaux ensemble depuis leur rencontre. Comme ces groupes d’artistes qui se sont liés par le biais de la création musicale, on finit toujours par rencontrer ou retrouver des gens qui ont des goûts, des caractères et une vision de la vie similaire à la sienne. Au fil des années, j’ai fini par trouver sur mon chemin pas mal de personnes qui avaient des intérêts analogues aux miens, ce qui aurait certainement rassuré la collégienne que j’étais (et dont le quotidien aurait été bien terne sans sa sœur et ses deux ami·es d’enfance). Curieusement, certaines d’entre elles avaient également des histoires fortes à partager avec la musique de Yung Lean et je suis persuadée que ce n’est pas un hasard. Certain·es artistes ou œuvres forment des traits d’union entre des personnes qui ne se sont jamais rencontrées et qui réalisent, au moment où leurs existences finissent par se rejoindre, qu’elles ont vécu au rythme des mêmes morceaux ou passé des étés caniculaires et interminables devant les mêmes histoires, sur le petit écran de leur ordinateur dans une chambre aux volets tirés. Et je réalise aujourd’hui que ce sont peut-être ces périodes de compagnie étroite avec des albums, des films, des livres ou des séries qui nous lient. Dans la musique de Yung Lean comme dans chaque œuvre, on peut voir des millions d’espace-temps différents, d’histoires et de relations para-sociales qui prennent racine dans des éléments uniques pour chaque personne. Il est évident que ces réseaux sibyllins et invisibles à l’œil nu sont parmi les ingrédients complexes et multiples qui permettent à deux individus de relationner. En septembre dernier, Yung Lean sortait son magnifique single “Home”, qui évoque le lien qu’il a avec Stockholm, la ville où il a grandi. Il ne fait aucun doute que sa discographie continue de constituer un second foyer, aussi bien pour lui-même que pour les personnes qui l’écoutent chaque jour dans le monde entier et qui construisent elles-mêmes leurs propres maisons avec les personnes qui leur sont chères.
(1) Si vous souhaitez en savoir davantage sur le cloud rap et ses précurseurs, je vous invite à lire l’essai “De Lil B à Yung Lean. Mille nuances d’un rap dans les nuages” de Philippe Llewellyn, à retrouver dans l’ouvrage collectif Chill. À l’écoute de la détente, de l’évasion et de la mélancolie (Audimat éditions, 2022).
(2) Immense joie d’apprendre que Jonatan, son prochain album solo, sortira chez World Affairs le 2 mai prochain !
(3) (5) A ce sujet, je vous renvoie à ce bel article de la newsletter de LEGIT GIRL DJ où cette dernière dresse (en anglais) un portrait sensible du lien qui l’unit à la musique de Yung Lean et donne son analyse de certaines paroles de ses morceaux.
(4) Collectif formé par Yung Lean et les producteurs Yung Gud et Yung Sherman. Ce dernier est également membre du Drain Gang (ex Gravity Boys) formé par les rappeurs Bladee, Thaiboy Digital, Ecco2k et le producteur Whitearmor.
Nouvelles de mars
Ce mois-ci, j’ai (enfin) posté un nouveau mix, qu’il est possible d’écouter ici. Il s’agit de la première partie d’un diptyque inspiré par des couleurs, des sons, des textures, des souvenirs et des atmosphères. Ce mix évoque les couchers de soleil hivernaux, le bleu et le violet, la musique d’Oklou et du Drain Gang/Sadboys (eh oui, on ne se refait pas) ainsi que l’immobilité.
Quelques recommandations culturelles
★ En dehors de la discographie de Yung Lean, dans laquelle je m’immerge à nouveau depuis la vidéo de son concert, j’ai passé des moments apaisants à l’écoute d’Après coup de Laurie Torres (Tonal Union, 2025), un disque d’ambient jazz et d’improvisations de piano doux et cotonneux. J’ai également beaucoup écouté Absent Friends Vol. III de Minor Science (Balmat, 2023), un bel album d’ambient, rempli de nostalgie, de souvenirs capturés par des field-recording émouvants et d’une attention touchante de l’artiste aux paysages qui l’entourent et à sa psyché. Enfin, mes oreilles ont aussi été très prises par Ascend de Manual (Morr Music, 2002), un superbe album d’electronica. La plupart des morceaux forment des crescendo très lents et finissent par décoller en évoquant des feux d’artifice sonores sur un fond de ciel orange. C’est un album qui donne envie d’être en été pour l’écouter dans une lumière blanche et aveuglante ou en se baladant à vélo dans des rues résidentielles en plein coucher de soleil.
★ Sur les recommandations toujours avisées de mon amie Sarah, j’ai également lu Le Chant de la Rivière de Wendy Delorme (Cambourakis, 2024), un roman très émouvant et subtil relatant deux histoires d’amour (et d’écriture) queer, qui ont lieu dans les Alpes à la frontière franco-italienne, à deux époques différentes. J’ai beaucoup apprécié la place accordée aux éléments naturels, et plus particulièrement à la rivière qui est l’une des deux narratrices du roman. La mise en parallèle entre son flux que les humain·es cherchent à maîtriser et les corps et les histoires des minorités qui ont été (et demeurent) silenciées et/ou violentées est particulièrement forte. La dimension queer/féministe et intersectionnelle de ce beau roman rappelle que notre manière d’appréhender et de vivre dans la nature est toujours politique.
Puisque le printemps est enfin arrivé avec son lot d’arbres en fleurs, je vous laisse en beauté avec ce très joli et nostalgique morceau de Club 8 🌱🌸💐🐛
Merci d’avoir lu cette (longue) newsletter, publiée le dernier lundi du mois pour une fois et dans laquelle j’ai dépassé allègrement la dose légale de citation de lyrics. Prenez soin de vous en avril et rendez-vous début mai dans vos mails pour la prochaine !